Benjamin Leclercq ressuscite les architectures disparues
La grande histoire de l’architecture se passionne pour les projets titanesques, aux issues heureuses et anecdotes mémorables. Mais que faire des récits qui racontent une bâtisse à l’élaboration stoppée en plein vol ? Des édifices détruits ? Bref, des architectures qui ne seront plus ou jamais ? Des histoires tues que le journaliste Benjamin Leclercq a souhaité raconter dans l’ouvrage Le fantôme de l’architecte, publié aux éditions Parenthèses.
Un hôpital signé Le Corbusier à Venise. Un resort de luxe dans le désert pensé par Frank Lloyd Wright. Un parc pour enfants à New York imaginé par Isamu Noguchi. Le point commun de ces trois réalisations ? Elles n’ont jamais vu le jour. C’est cette architecture de l’absence qui anime le livre de Benjamin Leclercq, qui revient sur dix projets de cœur d’architectes de renom jamais mis sur pied ou, dans le meilleur des cas, détruits. Née dans les pages du quotidien Libération, à l’occasion d’une série d’été, cette collection de fantômes architecturaux prend aujourd’hui la forme d’un livre. « Je souhaitais trouver ce petit continent immergé de l’architecture non bâtie, avec des projets qui tenaient à cœur et dans lesquels les architectes ont mis un peu plus d’eux-mêmes que d’habitude. »


Absence et disparition
Si dans ses articles le journaliste n’évoque que des bâtisses absentes, il souhaite dans sa publication « ajouter la notion de disparition ». « Qu’est-ce que cela fait quand on est architecte de voir, de son vivant, un bâtiment dans lequel on a mis du temps, des idées, disparaître ? » Ainsi figurent dans sa collection la Casa do Chame-Chame de Lina Bo Bardi, ou encore Pruitt-Igoe de Minoru Yamasaki. L’occasion pour l’auteur de souligner également des trajectoires singulières. « Yamasaki était un architecte un peu maudit, qui a été assez snobé par la profession, parce qu’il était assez doux, sensible. Il mettait beaucoup de soin dans l’ornement, à une période du modernisme où l’on cherchait plutôt l’épure, la simplicité, la rationalité. Il a eu un parcours un peu à contre-courant, mais il a persisté. » Un architecte maudit, car à l’origine du World Trade Center, qui s’effondre le 11 septembre 2001. « Mais celui qui m’a le plus touché est sans nul doute Noguchi. Il n’était pas vraiment architecte, plutôt artiste, alors qu’il souhaitait être paysagiste. J’ai vraiment été touché par sa détermination. Il a passé quarante ans à essayer de vendre ses aires de jeu à la mairie de New York. Malgré son entêtement, il n’a pas eu de chance, il arrivait un peu trop tôt, il était un peu trop novateur. »
Lot quotidien
En élaborant son casting, Benjamin Leclercq a cherché aussi à varier les typologies d’échecs. « Dans le cadre d’un concours, ne pas être sélectionné alors que le projet est super, c’est le lot quotidien de tout architecte. Je souhaitais aussi montrer comment d’autres obstacles peuvent faire capoter des projets, et comment l’architecture entre en collision avec l’histoire économique, politique, culturelle. Dans le cas de Charlotte Perriand, c’est une guerre mondiale, pour Frank Lloyd Wright le krach boursier, pour Le Corbusier sa propre mort, et Francis Kéré c’est une guerre civile. » Quant au cas de Zaha Hadid et du Cardiff Bay Opera House, « Il est plus mystérieux, plus nébuleux, mais l’hypothèse principale c’est le racisme, et la misogynie de l’écosystème local, qui n’était pas ravi de voir cette femme arabe venir construire en plein milieu de la ville. »
Colère et souffrance
Dix trajectoires écrites grâce à une étude approfondie de coupures de presse, d’archives, mais aussi grâce à des rencontres, comme celle « des membres de l’équipe de Zaha Hadid qui planchaient à l’époque avec elle sur le projet », mais aussi de l’Indien Raj Rewal, tête pensante du Hall of Nations de New Delhi détruit en 2017. L’auteur décrit alors un entretien « où l’on sentait vraiment sa douleur », au cours duquel il trouve la terrible et implacable réponse à sa question : « Nous autres architectes, nous ne pensons jamais à la disparition de nos œuvres. Aussi, lorsque cela advient, il en résulte colère et souffrance. »
LE FANTÔME DE L’ARCHITECTE DE BENJAMIN LECLERCQ
ÉDITIONS PARENTHÈSES, NOVEMBRE 2024