Légendaire photographe de mode (on lui doit certaines des campagnes les plus fameuses pour Abercrombie & Fitch, Ralph Lauren ou Calvin Klein), Bruce Weber a également une activité de cinéaste documentaire. En 1988, il consacre un film au jazzman Chet Baker, peu de temps avant sa mort. Rare, tendre et poétique, Let’s Get Lost sort enfin sur les écrans français, dans une sublime version restaurée.
Standard de jazz écrit en 1943 par Jimmy McHugh et Frank Loesser, « Let’s Get Lost » est surtout connu à travers la version qu’en proposa Chet Baker en 1955. C’est aussi le nom d’un documentaire réalisé par le célèbre photographe de mode Bruce Weber. Comme son titre l’indique, Let’s Get Lost est surtout une invitation à se perdre dans les méandres du cool jazz, loin du chemin tracé d’un biopic conventionnel. À des milliers de miles du jazz de New York ou du sud des États-Unis, Bruce Weber nous emmène à Los Angeles, la ville de Chet, qu’il filme dans un magnifique noir et blanc.


Comme dans un club, on entend des bruits de conversations entre quelques effluves de fumée de cigarette, avec au fond, les notes mélancoliques d’une trompette. On y rencontre de nombreux personnages : des collaborateurs de Baker, ses amis d’enfance ou du moment. Sa femme, ses ex, quelques petites amies. Et puis sa mère, vieille dame sympathique qui semble fière de sa progéniture star de la musique, mais qui confesse dans un murmure avoir été déçu par son fils. La scène est particulièrement émouvante, et Bruce Weber, non sans tact, sait poser les bonnes questions. Car si Chet Baker est un génie, il a aussi sa part sombre, ses problèmes de drogue, sa mythomanie et ses embrouilles à répétition qui lui ont valu quelques séjours en prison.
Quand il apparaît pour la première fois devant la caméra de Bruce Weber, Chet Baker ressemble à un vieil acteur de Hollywood, de ceux qui jouent les durs, tel Dennis Hopper dans ses derniers films. Mais lorsqu’il commence à parler, et puis à chanter, il a l’air étonnamment doux. C’est toujours sa voix si claire d’éternel jeune homme. On apprend tout de celui qui fut au jazz ce que les Beach Boys étaient au rock’n’roll. On raconte ses débuts, sa photogénie hollywoodienne, son talent unique. « He was bad, he was trouble and he was beautiful », dit une amie. En 1988, Chet Baker n’a que 59 ans, mais il paraît fatigué comme un vieillard. Les belles années du jazz sont depuis longtemps passées. On se souvient avec nostalgie des grandes heures parisiennes, lorsque les scènes de New York et de la côte Ouest se retrouvaient au Chat qui pêche, rue de la Huchette.
Mais le jazz est un sport dangereux. Clifford Brown meurt d’un accident de voiture en 1956, à l’âge de 25 ans. Charlie Parker décède à 35 ans en 1955, d’un excès d’alcool et de drogue. Son mode de vie aura aussi raison de Chet Baker, qui disparaît quelques mois après le tournage de ce documentaire, passant par la fenêtre du deuxième étage de l’hôtel Prins Hendrik à Amsterdam, après une nuit à consommer héroïne et cocaïne. Toutefois, le film de Bruce Weber ne s’achève pas sur cette fin tragique, mais sur l’apparition du musicien dans le film italien Urlatori alla sbarra de Lucio Fulci (1960). Il est pour toujours « Chet l’americano ». Sa beauté et son charisme de séducteur sont sublimés par quelques notes de trompette. Let’s get lost n’est pas un documentaire conventionnel, il est comme le jazz : poétique, un peu désordonné, et terriblement mélancolique.
LET’S GET LOST DE BRUCE WEBER
EN SALLES À PARTIR DU 19 JUIN 2024