Au début de ses merveilleuses aventures, Alice, encore trop jeune pour lire, se demande, frustrée : « What is the use of a book without pictures or conversation ? » Il faudrait peut-être prendre le chef d’oeuvre de Lewis Carrol comme prémices du travail de Marcel.la BarcelÓ. La peintre stimule notre imagination par la force de ses scènes aux personnages adolescents énigmatiques, plantés dans un décor fantastique.

Commençons par les personnages : Marcel.la BarcelÓ porte une attention toute particulière aux jeunes filles, dans cette période si délicate entre l’enfance et l’adolescence. Elles nous font généralement face, souvent nues, sans défiance, dans une attitude parfois maladroite où elles ne sont pourtant pas gênées par le regard de l’autre. Les bras dans le dos, ou les jambes un peu entrouvertes, elles nous laissent nous approcher de leur nudité qu’elles ne considèrent pas (encore) comme objet de désir. Il y a là l’insouciance de l’enfance mêlée à la curiosité et à l’expérience de l’adolescence. C’est à ce moment-là qu’apparaissent les rares personnages masculins, comme symboles de l’exploration de la sexualité que Marcel.la esquisse avec beaucoup de subtilité.
Ensuite, le décor : pour sa dernière série d’aquarelles sur papier, Marcel.la BarcelÓ s’est imprégnée de son quatrième voyage au Japon, qu’elle a entièrement redécouvert sous l’angle du hanami, cette coutume ancestrale qui consiste à contempler les cerisiers en fleurs. Les personnages prennent place dans un univers explosif de couleurs. L’artiste compare l’éclosion des fleurs au vol des lucioles ou à la confection de barbe à papa. Marcel.la dessine un paysage sans horizon préconçu qu’elle compose au gré d’une tache ou d’un détail. Des scènes s’organisent alors dans un décor indéfini, comme dans un rêve où se côtoient des éléments étranges, parfois contradictoires : « On se trouve dans sa chambre, puis non, il s’agit d’une prairie, finalement je suis dans une étrange station de métro chinoise. »
Et l’histoire dans tout ça ? Si on retrouve Alice au pays des merveilles dans des toiles plus anciennes, c’est justement parce que la peintre souhaite que l’on navigue dans ses oeuvres avec nos références, avec notre regard singulier pour créer notre propre narration. Alice nous guide vers ce monde de l’imaginaire et du rêve. Un rêve peuplé de jeunes femmes que Marcel.la envisage comme une seule et même personne. Ou comme un double d’elle-même. Ces personnages évoquent alors des « fantômes vivants » ou ikiryo. Si ces âmes issues de croyances populaires japonaises viennent rendre visite aux vivants, ce n’est pas forcément pour les hanter, mais parfois pour les réconforter, comme une dernière marque de tendresse avant de disparaître.
La « sensibilité pour l’éphémère », ou mono no aware, concept esthétique et spirituel dont les haikus sont une des formes littéraires, transcende cette nouvelle série de dessins. Héritière de l’ukiyo-e, mouvement artistique de la période Edo (1603-1868) signifiant « image du monde flottant », Marcel.la associe la fleur à un feu d’artifice (dont la traduction japonaise s’entend par « fleur de feu », hanabi). À l’instar du feu d’artifice, les fleurs « sont des images d’un instant, dans différentes temporalités. La fleur en pleine éclosion se fanera, pourrira, et le feu d’artifice, lui, ne laissera qu’une odeur de soufre ». Marcel.la BarcelÓ peint la beauté fragile de la fugacité du cerisier devenu métaphore de l’adolescence. Elle rend ici un glorieux hommage à ces jeunes filles en fleurs, où chaque plante, objet ou animal vient allégoriquement accompagner ces scènes.
Fascinés par le spectacle de la nature, nous pourrions omettre de remarquer les détails, que l’artiste insère dans chaque recoin de ses dessins. Ce sont pourtant eux qui guident notre imagination. Marcel.la les peint comme des clés de compréhension, mêlant symboles occidentaux, comme l’escargot, figure de la Vierge dans la peinture primitive italienne, et la pensée japonaise du hanakotoba, qui associe chaque fleur à un sens, une émotion. Ainsi, le cactus a valeur de sexualité, la violette d’honnêteté, la pivoine de courage… L’artiste construit son propre vocabulaire empreint de son héritage culturel et de celui qu’elle s’est forgé. En associant ces motifs, la peintre « crée des contrastes, comme des mélanges de sensations. Le sucré et l’acide de la mandarine pelée qui restent sur les doigts avec l’idée d’un goût de sang sous plastique imitation chair, le bourdonnement de l’insecte avec l’odeur d’acétone ». Marcel.la BarcelÓ réussit ce tour de force, celui d’agiter tous nos sens au contact de ses oeuvres enluminées.
@MARCELLA.BARCELO