Rarement une exposition aura su rendre avec autant de netteté la nature multiple d’une artiste : modèle et photographe, muse et créatrice, témoin et actrice. Cet automne, la Tate Britain présente la plus vaste rétrospective jamais consacrée au Royaume-Uni à Lee Miller, figure magnétique de la modernité.
Plus de 230 tirages, pour certains inédits, s’accompagnent d’archives et d’objets personnels qui racontent, au-delà des images, la trajectoire d’une femme qui n’a cessé de photographier son siècle en le traversant.
Née en 1907 dans l’État de New York, Lee Miller commence par poser devant l’objectif avant d’oser se placer derrière. Son physique sculptural en fait une icône des années 1920, immortalisée par Cecil Beaton ou Edward Steichen. Mais l’histoire la retient surtout comme partenaire de Man Ray, avec qui elle partage à Paris, dès 1929, un laboratoire autant amoureux qu’artistique. Ensemble, ils explorent les possibilités de la solarisation, cette alchimie où la lumière inverse le noir et le blanc, révélant des halos spectraux. L’exposition réunit ces expériences fascinantes, dont la mystérieuse Sirène (Nimet Eloui Bey), redécouverte récemment.


Chez Lee Miller, le surréalisme n’est pas un slogan, mais une manière d’habiter le monde. Dans ses cadrages abrupts, les pavés parisiens se transforment en matière organique, Notre-Dame en reflet instable, un trottoir goudronné en vision hallucinée. Son œil dissèque la réalité quotidienne pour en révéler la part d’étrangeté.
En 1934, elle quitte l’Europe pour Le Caire. Elle y poursuit ses explorations visuelles, fixant l’infini désert et les architectures énigmatiques d’Égypte. L’image culte Portrait of Space (1937), où une toile déchirée cadre l’horizon de l’oasis de Siwa, résume cette tension entre intérieur et extérieur, réel et mental. L’exposition ressuscite aussi ses voyages en Syrie ou en Roumanie, rarement montrés, qui révèlent une photographe cosmopolite, toujours en mouvement.
Ses portraits témoignent de cette vitalité relationnelle : Chaplin, Carrington, Noguchi, Tanning… autant de visages qui forment une cartographie de l’avant-garde du XXe siècle. Lee Miller se déplace dans ce réseau avec la liberté d’une égale, jamais reléguée au rôle de muse décorative.
La guerre bouleverse tout. Installée à Londres dès 1939, elle devient l’une des signatures du Vogue britannique. Ses clichés de la capitale sous les bombes oscillent entre gravité et ironie : You will not lunch in Charlotte Street today (1940) condense en une enseigne détruite l’absurdité du quotidien interrompu. Elle invente une esthétique du Blitz où se mêlent élégance et désastre.
Puis elle franchit un seuil : accréditée comme correspondante de guerre, elle documente l’Europe dévastée. Ses reportages sur les libérations successives, la famine, les ruines, composent une chronique de l’horreur moderne. La Tate restitue cette tension en confrontant les images aux articles qu’elle publia dans Vogue, où l’acuité visuelle s’accompagne d’une prose incisive.

Moment culminant : les photographies prises dans la baignoire d’Hitler à Munich en avril 1945, juste après la visite du camp de Dachau. On y voit Miller et le photographe David E. Scherman rejouer, dans un geste de provocation, la scène intime de l’ennemi vaincu. Rarement une image aura condensé avec autant de force l’ambiguïté entre performance artistique et témoignage historique.
La guerre terminée, Lee Miller retrouve Farley Farm dans le Sussex, qu’elle transforme en un lieu de passage pour les artistes. Ses portraits postérieurs – Dubuffet en visite, Henry Moore dans son atelier, ou encore un autoportrait vertigineux en 1950 dans le studio de Kokoschka – affirment une maturité singulière. Elle se met en scène parmi les œuvres des autres, assumant enfin sa place « d’artiste parmi les artistes ».
Cette rétrospective souligne l’originalité d’une œuvre qui échappe aux catégories. Surréaliste mais aussi reporter, portraitiste mondaine et chroniqueuse de l’Histoire, Lee Miller défie les hiérarchies de genre et d’art. Son parcours révèle une modernité inquiète, celle d’une femme qui ne se contente pas de capter l’image mais la questionne, entre fascination et violence.
« Lee Miller »
Jusqu’au 15 février 2026
Tate Britain, SW1P 4RG, Londres (Angleterre)








