Quand les mots ne viennent pas. Le trait apparaît. Julian Farade répond à une écriture automatique de la peinture. Il se lance, avec « tout le poids du corps, tout le poids de l’esprit. Tout le vécu. Tout le passé, tous les avenirs 1 » dans le vide de la feuille blanche, de la toile immaculée, ou du pan de tissu vierge. Dans ses dessins et ses peintures, l’ivresse l’emporte dans une attitude de lâcher prise où l’instinct est moteur. Julian se plonge dans le support, tout de suite, sans réfléchir. Do or Why you fight when you know you’ll lose? Forme après forme, couleur après couleur, une scène de bataille émerge : Horus et Seth, les frères ennemis, s’affrontent dans un entremêlement de créatures hybrides. Griffes acérées, dents sorties, becs menaçants sont les attributs de ces animaux anthropomorphes qui s’adonnent à cette chorégraphie belliqueuse. Les oiseaux de mes nuits. Aigles ou reptiles, ces bêtes indomptables, créées furieusement des mains de l’artiste, sont d’innombrables symboles issus de l’Antiquité égyptienne, grecque ou romaine qui s’érigent en mythes, qui ne sont autres que des récits fondateurs « que l’on raconte pour tenter d’élucider le présent depuis ses origines 2 ». Et n’est-ce pas là le rôle de la mythologie que de personnifier les états du monde pour que les hommes trouvent un sens à leurs actions ?

Penses-tu que nous sommes perdus. D’où viennent ces titres poèmes ? Julian dit ressentir une certaine frustration liée à la difficulté d’identifier et de communiquer les choses. Exprimer les émotions humaines devient alors le cheval de bataille de l’artiste. Et la première émotion à laquelle il s’attaque est la peur. Petit, en Martinique, Julian a été pris d’effroi en trouvant sous un tonneau un petit serpent, lui-même apeuré à la vue du jeune garçon. La première expérience de peur est inoubliable, et c’est à partir de ces souvenirs de frissons que se construisent instinctivement ses oeuvres. Echoes. C’est donc à partir du chacal, du faucon, du crocodile et du Phoenix que Julian parvient à exprimer de la façon la plus claire et évidente possible l’universalité des sentiments contradictoires. Et cette contradiction s’opère, il me semble, dans l’alliance entre la force tumultueuse du trait et des formes, et l’éclat des jaunes, des roses ou des verts. Abyssal Memories. Les couleurs sont d’autant plus lumineuses dans les tapisseries, sorte d’apothéose du travail de Julian. Ayant hérité de la pratique de la broderie par sa mère, qui faisait du napperon, il a inventé un point renversé lui permettant de créer une conversation avec lui-même de façon automatique. Comme le dessin, mais assurément plus lent. Toujours sans croquis préparatoire, les tapisseries se construisent par aplats de couleurs et de formes, sans premier ni second plan. « Pas de hiérarchie des émotions », confie-t-il, « Les oeuvres ne tendent ni vers le bien, ni vers le mal. »

Dancing for you Tonight. Après l’écriture automatique d’où naissent les formes et les couleurs, vient le sens. Ses lectures philosophiques et poétiques l’aident à comprendre la signification de ces scènes : Georges Bataille par exemple, dans une pensée de totale liberté, parle d’une expérience intérieure où le sujet fusionne avec l’objet. Par ailleurs, dans Les Larmes d’Éros, l’auteur se livre à une histoire de la peinture sous l’égide de l’amour (Éros) et la mort d’Éros (Thanatos), dans laquelle il invite les lecteurs à regarder les oeuvres des primitifs à Picasso pour ce qu’elles sont : « des réflexions abruptes et nettes sur l’essence de l’homme qui, mieux que les mots, dévoilent notre grandeur et notre tragique 3 ». Action paresse. Julian se nourrit également de Michel Foucault, et de l’idée selon laquelle, pour le philosophe, le sujet est une entité pratique qui se construit dans l’action. L’expérience artistique est alors le moyen, pour Julian, de remettre en cause son identité qui était préalablement figée. Difficile à dire. Les oeuvres de Julian parlent d’elles-mêmes parce qu’elles nous touchent en plein coeur. Elles jouent des codes autant que des couleurs pour nous embarquer dans un tourbillon de sentiments mouvementés. Et si vous ne l’avez pas encore ressenti, Ça va venir.
1 Alfred Alexandre, Aimé Césaire, La part intime, 2014
2 Jan Gassmann cité par Nicolas Weil, Le « traumatisme amarnien » ou l’origine de l’antisémitisme et du monothéisme, Critique, 2006
3 Denis Gombert à propos du livre Les Larmes d’Éros, 2004
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