À la Bourse de commerce, l’exposition « Corps et âmes » orchestrée par Emma Lavigne pour la Collection Pinault explore la présence du corps dans l’art contemporain, à travers une centaine d’œuvres puissantes et sensibles. Entre mémoire, luttes, rituels et spiritualité, les artistes réunis livrent une expérience viscérale où l’art devient le miroir vibrant de notre humanité.

Il y a dans les couloirs circulaires de la Bourse de commerce une respiration étrange. Une sorte de souffle ancien, grave, mais traversé de vitalité. Sous le dôme de verre, les œuvres rassemblées pour l’exposition « Corps et âmes » ne se contentent pas de parler au regard. Elles nous engagent. Elles nous saisissent, au cœur, à la peau, à l’os. Elles nous regardent. Elles nous écoutent. Et elles nous racontent, dans notre plus profonde vérité.
Avec une centaine d’œuvres de la Collection Pinault, c’est à un voyage intime et sensoriel que nous convie la commissaire générale Emma Lavigne. Un voyage dans la chair de l’art, où le corps devient archive vivante, manifeste politique, territoire poétique. La beauté ici n’est pas lisse : elle est souvent tragique, parfois bouleversante, mais toujours humaine. D’Auguste Rodin à Marlene Dumas, de David Hammons à Ana Mendieta, de Kerry James Marshall à Arthur Jafa, c’est une polyphonie incarnée, une traversée sensorielle de nos fragilités et de nos luttes.
Arthur Jafa, Monster 1988, printed 2018
Des corps-témoins aux âmes errantes
Dès l’entrée, une sculpture de Georg Baselitz – Meine neue Mütze, autoportrait d’enfant portant un crâne – impose son silence massif. C’est un seuil, presque un totem. Le ton est donné : ici, on ne célèbre pas le corps dans sa beauté classique, mais dans sa vérité, dans son pouvoir de transmission.
Le parcours se déploie en chapitres sensibles. Le Salon accueille les bleus surnaturels de Gideon Appah, avec ses baigneuses suspendues entre rêve et mémoire post-coloniale, en écho au rouge lave des Silueta d’Ana Mendieta. Elle, l’exilée de Cuba, grave dans la terre son propre corps, y laissant l’empreinte d’un être toujours en devenir, entre disparition et renaissance.
Puis vient la section « corps témoin », celui qui souffre, qui témoigne, qui se dresse face à l’histoire. Philip Guston, hanté par les démons du Ku Klux Klan, abandonne l’abstraction pour peindre la honte et le grotesque de l’Amérique. À ses côtés, Duane Hanson nous confronte à notre propre indifférence : ses sculptures hyperréalistes, comme Housepainter I, figent l’instant où l’autre nous regarde sans qu’on le voie.
Ici, chaque œuvre est une question : que reste-t-il du corps lorsqu’il devient outil de protestation ? Comment habiter une peau marquée par l’histoire ? La série des Body Prints de David Hammons – empreintes directes de son propre corps noir sur papier – transforme le corps en outil, en cri silencieux. Le message est imprimé, littéralement, dans la matière.
Deana Lawson, Bendy, 2019
Entre nudité et soulèvement
Dans la section intitulée « corps exposé », l’exposition interroge frontalement la représentation du corps féminin, noir, désiré, sexualisé, souvent violenté. Niki de Saint Phalle, avec sa Nana noire, sculpte un hommage vibrant à Rosa Parks, incarnation d’une féminité insoumise. Marlene Dumas, elle, peint des corps incandescents, tendus entre volupté et mélancolie, dans une sensualité qui échappe à toute moralisation.
Senga Nengudi détourne des collants féminins pour en faire des installations performatives, à la fois fragiles et résistantes. Dans leurs formes distendues, elle capte la tension, la souplesse, la douleur même du corps féminin. Et dans un geste radical, Anna Halprin, en pleine ségrégation raciale, crée une chorégraphie où corps noirs et blancs dansent ensemble, en une Ceremony of Us qui tient autant du rituel que de l’utopie.
Quand l’âme affleure la matière
Au fil de l’exposition, la matière cède peu à peu la place à l’intangible. Dans la section « l’âme au corps », la peinture se fait plus spectrale. Miriam Cahn, Peter Doig et Michael Armitage ouvrent des espaces flottants, habités d’ombres, de souvenirs et d’âmes. Dans la vidéo d’Ana Mendieta, une silhouette florale dérive au fil de l’eau, évocation funéraire d’un corps retourné à la nature.
Et puis, il y a les cris muets d’Arthur Jafa. Dans Love is the Message, the Message is Death, sept minutes suffisent pour faire vaciller le spectateur. Le gospel de Kanye West propulse une avalanche d’images – icônes noires, violences policières, enfants riant ou pleurant – qui nous laissent hébétés. C’est un poème visuel, un requiem contemporain.
De l’autre côté, Deana Lawson, photographe de l’intime, installe un face-à-face troublant avec ses sujets, photographiés dans leur quotidien. Ce n’est plus nous qui regardons les œuvres : ce sont elles qui nous regardent, dans la nudité de notre propre regard.
Le corps comme archive, l’art comme rite
Il y a, dans « Corps et âmes », quelque chose de profondément archaïque et visionnaire. Comme si l’art, dans sa capacité à toucher l’indicible, redevenait ce qu’il a toujours été : un rite, une offrande, un passage. Les corps dansent, tombent, se relèvent. Ils s’aiment, résistent, disparaissent. Ils sont le théâtre de nos douleurs, de nos utopies, de nos vérités.
L’exposition ne nous livre pas de message, mais une expérience. Elle ne s’adresse pas à l’intellect seul, mais à cette zone floue où le sensible, le politique et le spirituel se croisent. On sort de là un peu plus vulnérable, un peu plus lucide, et peut-être, paradoxalement, un peu plus vivant.
Lynette Yiadom-Boakye, Light of The Lit Wick, 2017
« Corps et âmes »
Bourse de commerce
2, rue de Viarmes, Paris 1er
Jusqu’au 25 août 2025