Sous le soleil franc du mois de mai, je pousse la porte du Palazzo dell’Arte comme on entre dans une cuisine affairée : on sent la créativité et les idées qui mijotent. Jusqu’au 9 novembre 2025, la 24e Triennale – intitulée « Inequalities » – réunit 43 pays pour parler cash des écarts qui nous séparent. Pas de jargon, pas de gants blancs : juste des installations qui vous attrapent par le col et vous secouent.

Tout de suite, le rez-de-chaussée vous met le nez dans la poussière des villes. Des murs d’écrans affichent les loyers qui flambent à Lagos et les fortunes qui explosent à Miami : la data designer Federica Fragapane transforme les chiffres en néons clignotants, façon enseigne de snack. Plus loin, une maquette calcinée rappelle l’incendie de la Grenfell Tower ; un haut-parleur diffuse les voix des rescapés, aussi directes que dans un reportage de rue. Le décor rationaliste du palais signé Giovanni Muzio dialogue malgré lui avec la Trellick Tower de Londres ou les immeubles du 13e arrondissement parisien : même béton, mêmes plaies ouvertes.
À l’étage, les inégalités deviennent affaire de peau, de genre et même de battements de cœur. Le projet Radio Ballads des Serpentine Galleries distribue des casques ; on y entend des ouvrières de plateforme, des soignants et des migrants qui chantonnent leur quotidien – on croirait un podcast pris sur le vif. Quant à Beatriz Colomina et Mark Wigley, ils empilent des photos de micrologements hongkongais au-dessus de cabines d’e-sport coréennes : quand le mètre carré manque, on vit en boîte, on dort assis, on rêve à bas bruit. Devant un écran qui affiche mon pouls face à la mention de l’espérance de vie au Nigeria, je pense à Parasite : mêmes escaliers trempés, même colère sourde.
Dans la cour, on passe du constat aux solutions concrètes. La Norman Foster Foundation monte deux prototypes d’abri d’urgence, tubes d’acier galvanisé et toile recyclée, tissée chez des fournisseurs lombards qu’on voit d’habitude à Milano Unica ou à Première Vision : montage en quatre heures, prix tiré au cordeau. À côté, Theaster Gates empile des briques noires venues des quartiers sud de Chicago : un autel qui dit le deuil et la renaissance. Même conversation sur scène où Hans Ulrich Obrist mène des débats express, chronomètre à la main. Et comme Milan refuse de garder tout pour elle, un camion siglé « Triennale on Tour » sillonnera huit communes, avec ateliers de cartographie citoyenne et dîners populaires orchestrés par le chef Cesare Battisti – son risotto aux écorces d’orange rend hommage aux saisonniers invisibles des rizières lombardes.
Fashion Editorial in Luanda © Joshua Photographer for AO Criativa
Et parce que les idées ont aussi besoin d’un comptoir, voici les repaires où l’art milanais refait le monde. À l’heure de l’aperitivo, cap sur Bar Basso (via Plinio) où le Negroni Sbagliato coule depuis 1947 pour le plus grand plaisir des designers et commissaires ; pour un espresso rêvé par Wes Anderson, poussez la porte du Bar Luce à la Fondazione Prada ; sous les fresques de Camparino in Galleria, on débat des couleurs du futur, tandis qu’au Caffè Triennale, les étudiants d’art alignent leurs carnets face au Parco Sempione. Les nuits se prolongent chez Carlo e Camilla in Segheria, ancienne scierie métamorphosée en cantine minimaliste, ou sur la terrasse de Giacomo Arengario qui surplombe le Duomo : verres levés, projets esquissés, la ville devient atelier.
Pour naviguer dans la masse foisonnante, voici les cinq pavillons nationaux qu’on ne peut pas manquer : Le Brésil ouvre le bal avec « Favela Futures », détournant les matériaux des favelas pour imaginer des métropoles inclusives ; le Japon répond avec « Circular Futures », des temples modulaires en chanvre compressé célébrant l’art du recyclage ; le Kenya expose « Grounded Growth », serre d’espèces résilientes face à la sécheresse ; les ÉtatsUnis présentent « Data Divide », bain d’infographies XXL et d’IA générative sur le fossé numérique ; enfin, la France trace « Shared Horizons », itinéraire sensible des friches industrielles aux jardins partagés.
En sortant, je vois un gamin qui gribouille la skyline de Milan sur son cahier. Ses crayons de couleur comblent les vides entre les tours et les pavillons – comme si l’on pouvait, d’un trait, recoller les morceaux. C’est peut-être cela, la leçon simple transmise par « Inequalities » : tant qu’on dessine, on rassemble.
Triennale de Milan
Palazzo dell’Arte
Viale Alemagna 6, Milan (Italie)
Jusqu’au 9 novembre 2025
ADN-D2 ©Edmund Sumner