YASSINE BEN ABDALLAH

RETROUVER LES RÉCITS DISPARUS GRÂCE AU DESIGN
Honoré en 2023 lors de son passage à la Design Parade Hyères, le designer et chercheur Yassine Ben Abdallah a su dessiner un corpus singulier, qui convoque l’île de la Réunion, dont il est originaire, tout en évoquant le passé colonial européen. Acumen a profité de sa participation à l’exposition « Dutch, More or Less » au Nieuwe Institut pour revenir avec lui sur quatre de ses réalisations. Rencontre.

THE BITTERSWEET MEMORY OF THE PLANTATION
(« LE SOUVENIR DOUX-AMER DE LA PLANTATION ») (2022)

« J’avais la volonté de travailler sur l’histoire de la Réunion, et particulièrement sur celle de la plantation de champs de canne à sucre, qui a vraiment modelé l’île. Lors de mes recherches, j’ai réalisé qu’il y avait très peu, voire pas du tout, d’archives matérielles appartenant aux communautés esclavisées qui y ont travaillé. Et c’est de cette absence qu’est né mon projet, mais aussi de cette question : “Comment est-ce que l’on fait mémoire en tant que communauté lorsque l’on n’a plus d’objets qui témoignent d’un récit?”. J’ai alors commencé à travailler avec la seule archive qui m’était disponible, le sucre lui-même. J’ai remodelé des outils qui étaient utilisés par les populations esclavisées, les machettes, et qui continuent de l’être par les planteurs de cannes aujourd’hui. [La machette] porte une ambiguïté intéressante, puisque c’est avant tout un outil agricole qui a permis à des communautés déplacées de se “réindigéniser” en retravaillant la terre. Il est commun que chaque famille ait cet outil dans son jardin. Et il n’y a pas une semaine qui passe sans qu’on entende dans les journaux que quelqu’un s’est pris un coup de machette. C’est à la fois un objet qui connecte, mais qui déconnecte aussi en devenant une arme qui charrie encore une histoire d’une certaine violence coloniale. »

ĀLAMĀRĪ (2024)
AVEC MATERRA-MATANG ET L’ÉBÉNISTE AYMERIC DELMAS

« Ālamārī est né d’une résidence que j’ai faite à la Réunion au sein de l’entreprise Ravate, qui appartient à une grande famille indo-musulmane. Il existe très peu d’archives publiques autour de cette communauté qui s’est installée sur l’île au XIXe siècle. L’une des seules manières d’avoir accès à ces archives était de les récolter auprès de familles, dont la famille Ravate, mais aussi auprès des indo-musulmans. Pour la matérialiser, j’ai créé ce cabinet pour pouvoir y déposer les récits et les archives familiales. Il devait lui-même, tout comme les matériaux qui le composent, raconter ces récits-là. Ainsi, il est fait en bois de tamarin, qui est endémique de la Réunion, et qui a permis au patriarche de la famille Ravate de commencer son entreprise en en faisant commerce. À l’intérieur, les trois étagères rappellent le triptyque qui organise la communauté indo-musulmane, soit la famille, l’entreprise et la religion. »

THE CHAIR SITTING SOCIETY (2023)
AVEC MILENO GUILLOREL-OBREGÓN ET NADINE DUTREUIL

« Cette chaise est née d’une contrainte rencontrée lors de ma participation à la Design Parade Hyères (2023). Une fois sélectionnés, nous avions appris un peu par surprise qu’il y avait un nouveau partenariat avec Tectona et qu’il nous était demandé à chacun et chacune de produire une chaise. À ce moment-là, j’étais à La Réunion, un peu agacé, pour être honnête, de cette contrainte de dernière minute, mais surtout de cette question de la chaise, qui est très récurrente dans le milieu du design. C’est un symbole que j’ai voulu questionner, car plusieurs cultures, dont celle dont je fais partie, s’assoient non pas sur une chaise, mais par terre. Et lisant énormément, j’ai appris que dans la chaise, il y a un rapport d’élévation au sol, il y a un héritage du trône. Tout cela vient finalement d’une culture des élites qui avaient la possibilité de s’asseoir de cette manière et qui, petit à petit, s’est popularisée. La question de la chaise en design, c’était aussi celle de l’objet individuel par excellence, qui se rapproche du corps humain tout en le modelant. Et moi, je voulais contester ce récit, de cette assise qui élève, individualise et exclut, avec la sézi, une natte tressée présente à La Réunion, qui est une assise collective puisque, lorsque déroulée, elle permet de s’asseoir à plusieurs. Cette sézi est ligotée autour de cette ossature de la chaise, afin de se poser la question de sur quoi on s’assoit, et qu’est-ce que l’on ne permet pas, finalement, lorsque l’on s’assoit de la sorte. »

NEW PLANTER’S CHAIR (« LA NOUVELLE CHAISE DE PLANTATION ») (2024)
AVEC MILENO GUILLOREL-OBREGÓN

« Le projet de The Chair Sitting Society nous a menés à un autre, avec Mileno, à l’occasion d’une commission pour le Nieuwe Institut, à Rotterdam, sur la question du fauteuil planteur. On le retrouve en Inde, en Indonésie, au Brésil, en Afrique du Sud et un peu dans tous les pays colonisés qui ont eu des plantations. Cette assise est assez fascinante puisqu’elle est omniprésente, un peu comme la chaise en plastique, et on a du mal à savoir d’où elle vient. Elle est aussi très singulière car elle ressemble à une chaise d’obstétricien, puisqu’elle permet d’écarter les jambes et de les poser sur ses repose-pieds. Le fauteuil planteur était exclusif aux hommes blancs, et grâce à son inclinaison, il permettait de perdre son regard dans le plafond ou le ciel, afin de ne pas voir ses domestiques. C’est assez intéressant, parce que cette posture n’était pas du tout adéquate en Europe, mais était tolérée dans les colonies. Nous avons récupéré un exemplaire sur leboncoin, pour le dépiauter puis le redessiner en utilisant des profilés en aluminium. Notre intérêt était de questionner cette question du design hollandais, du design moderniste de Rotterdam, où l’architecture moderne s’est construite autour de ressources telles que l’aluminium et le verre, qui sont des ressources qui font le même voyage finalement que les ressources du temps des colonies. Nous souhaitions relier la continuité de ces récits-là et de cette assise, en posant la question des relations qui continuent de préexister à travers un design moderne qui fait tabula rasa de cette histoire. »

« DUTCH, MORE OR LESS »
NIEUWE INSTITUUT
MUSEUMPARK 25, ROTTERDAM (PAYS-BAS)
JUSQU’AU 30 MARS 2025
YASSINEBENABDALLAH.COM
NIEUWEINSTITUUT.NL

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