Le bourdonnement sourd, presque tellurique, de la foule cosmopolite. L’odeur fraîche et pénétrante des toiles neuves croisant le parfum capiteux d’un millésime à trois zéros, comme une promesse furtive. Le flash discret d’un téléphone, zénithal, capturant l’imposante silhouette d’une sculpture monumentale. Art Basel n’est pas une foire, mais un organisme vivant, vibrant, une métropole éphémère où chaque allée tracée au cordeau se mue en labyrinthe de désirs et chaque stand en une capsule temporelle ou, plus excitante encore, en un portail vers le futur de la création.
Sarah Crowner : La Tactilité comme Manifeste
L’art est parfois une affaire de patience, de déconstruction et de réinvention humble. C’est la leçon magistrale que nous offre l’œuvre de Sarah Crowner, présentée avec une rigueur élégante par la galerie Luhring Augustine. Reconnue pour son engagement quasi-mystique envers la ligne, la forme et la matérialité de l’objet-tableau, Crowner utilise ses toiles, non pas comme des surfaces à saturer, mais comme des champs d’expérimentation tectonique.
Les fragments peints sont coupés avec une précision chirurgicale, puis assemblés par la couture, un geste qui insiste sur l’acte physique de fabrication, sur l’artisanat derrière l’art conceptuel. L’artiste confère ainsi une matérialité palpable, une tactilité nouvelle au médium. Inspirée tant par la géométrie naturelle que par l’histoire de l’art (qu’elle considère elle-même comme une matière première, un médium à part entière), Crowner crée des compositions où la ligne n’est plus tracée par le pinceau, mais naît de la rencontre, de la jonction, voire de la confrontation des formes. Elle qualifie cette approche de « pragmatique », comparant l’assemblage de ses toiles à la pose de carreaux.

Kyle Dunn : Érotisme Liquide et Scènes Intimes
Chez PPOW, c’est l’Américain Kyle Dunn qui captive le regard. Ses œuvres récentes, telles que Parlor et Salon (toutes deux datées de 2025), dissèquent avec une lumière crue et une troublante complexité émotionnelle la porosité croissante entre la vie publique et le sanctuaire privé à l’ère du partage permanent. Les toiles de Dunn ne sont pas de simples illustrations : elles sont des théâtres psychologiques, capturant des scènes d’isolement choisi ou de connexion romantique intense.
Ces scènes sont souvent imprégnées d’un érotisme dilué, « liquide » pourrait-on dire, rehaussé par un éclairage théâtral distinctif, presque celui d’une mise en scène cinématographique. Malgré cette intensité visuelle et thématique, ses peintures s’ancrent dans une observation minutieuse du quotidien et sont traversées par un humour discret, une ironie latente.

Tschabalala Self : L’Identité en Mosaïque
Le stand de la galerie Pilar Corrias irradie par l’audace formelle de Tschabalala Self. Basée dans la vallée de l’Hudson, Self est une artiste d’une importance majeure, reconnue pour son approche singulière, presque iconoclaste, de la figuration. Née en 1990, elle élabore des représentations complexes, principalement de femmes, en mariant, superposant et tissant les techniques de la peinture, de la sérigraphie et de la sculpture.
Nous avons été particulièrement frappés par sa pièce de 2025, Bayou Bather, qui encapsule cette fusion de textures et de récits. Son impact est déjà largement reconnu, comme en témoigne la présence de ses œuvres dans de prestigieuses collections mondiales, du Musée d’Art Moderne de Paris au Whitney Museum of American Art.

Jessie Makinson : Mythes, Colères et Écoféminisme
Chez Brigitte Mulholland, l’artiste londonienne Jessie Makinson déploie un univers pictural qui s’apparente à une mythologie personnelle. Son œuvre est un syncrétisme furieux où le dessin et la peinture fusionnent pour construire des mondes résolument écoféministes. Ses toiles, gorgées d’une énergie chromatique, sont peuplées de personnages mystérieux et familiers au milieu d’objets qui, symboliquement, abandonnent leur fonction, traduisant un état permanent de renégociation entre l’humain et le non-humain.
Utilisant des couleurs vives et audacieuses, Makinson met en scène des rituels et des intrigues érotiques où ses personnages sont des participants actifs et dangereux, affirmant leur puissance sexuelle pour déjouer les attentes du spectateur.

Le CCA de Tachkent : Une Porte vers l’Asie Centrale
Enfin, notre coup de cœur s’est porté sur un projet, une ambition architecturale et culturelle qui dépasse le simple cadre de la foire : le Centre des Arts Contemporains de Tachkent (CCA), dont la maquette en bronze, sobrement présentée, symbolisait le lancement d’un nouveau chapitre pour la culture en Asie Centrale.
Ce projet phare de l’ACDF, mené par Gayane Umerova et revitalisé par Studio KO, est la première institution permanente dédiée à l’art contemporain et à la recherche dans la région, installé dans un ancien dépôt de tramway de 1912. Sous la direction éclairée de Dr Sara Raza, le centre s’engage à faire dialoguer l’histoire complexe de Tachkent avec les ambitions futures de la ville. Le CCA prouve qu’une transformation urbaine peut préserver l’identité historique tout en servant de plateforme dynamique pour l’art, révélant au passage la richesse de la fondation culturelle du XXe siècle de Tachkent, jusqu’ici curieusement “cachée” en Occident.



Raphaël Barontini ©Noée Feval


Amoako Boafo ©Noée Feval
Art Basel Paris 2025
24-26 octobre 2025
Grand Palais








