Palme d’or 2024 avec Anora, Sean Baker creuse depuis l’an 2000 un sillon unique dans le cinéma indépendant américain. Un itinéraire qui apparaissait jusque-là incomplet pour le cinéphile français, puisque ses quatre premiers films n’étaient jamais sortis dans l’Hexagone. Ils sont enfin à découvrir en salles.

C’est avec le choc Tangerine (2015), qui suivait l’itinéraire de deux prostituées trans afro-américaines à Los Angeles, que le nom de Sean Baker a commencé à se faire connaître du public francophone. Pourtant, si ce long métrage entièrement tourné à l’iPhone avec des acteurs non professionnels avait la fraîcheur d’un premier film, c’était loin d’être l’exercice d’un débutant.
Rétrospectivement, il apparaît évident que Tangerine, comme ses trois films suivants particulièrement remarqués – The Florida Project (2017), Red Rocket (2021) et Anora (2024) – s’inscrivent dans une cinématographie déjà dense, homogène sans être répétitive, dédiée à une Amérique des marginaux, filmés sans condescendance ni pitié.
Tout commence il y a vingt-cinq ans, avec Four Letter Words (2000). Sean Baker a alors une vingtaine d’années, et filme des comédiens à peine plus jeunes que lui dans des rôles proches de leur vie : ceux de post-adolescents, d’anciens amis de lycée, qui se revoient deux ans après leur dernière année de secondaire.

Blagues potaches, mélancolie, jalousies : dans une veine qui peut rappeler d’autres premiers films de cinéastes américains de sa génération (The Myth of the American Sleepover de David Robert Mitchell ou Kicking and Screaming de Noah Baumbach), Sean Baker raconte non sans humour et avec une profonde authenticité ce moment intense, fragile et éphémère qui sépare l’adolescence de l’âge adulte.
Difficile, bien sûr, de parler de marginalité pour ces jeunes garçons de la classe moyenne banlieusarde, même si on devine déjà que certains d’entre eux vont s’éloigner de leur chemin tout tracé. Il s’agit, en revanche, déjà, comme ce sera souvent le cas chez Sean Baker, d’acteurs inconnus, tous excellents dans leur rôle, signe d’une grande direction d’acteur, qualité essentielle de tous les films du cinéaste.
Les déclassés de l’Amérique, qui inspirent le titre de cette rétrospective, commenceront véritablement à apparaître dès son second film, Take Out (2004), coréalisé avec Tsou Shih-Ching, qui sera aussi la productrice des films suivants de Sean Baker. Filmé sur le vif avec un matériel ultraléger dans une esthétique quasi documentaire, ce qu’on retrouvera quelques fois chez le réalisateur par la suite, le film suit le quotidien difficile à New York d’un jeune livreur à vélo d’origine chinoise et sans papiers menacé par des usuriers. Avec un récit que n’aurait pas renié Ken Loach, Sean Baker filme ses personnages sans misérabilisme mais avec une grande humanité, comme s’il était l’un des leurs, exactement comme lorsqu’il filmait les ados dans leurs banlieues américaines.

Par la suite, c’est avec Starlet (2012), film avec un budget plus important que les précédents et porté par la It girl Dree Hemingway dans le rôle principal, que Sean Baker devient véritablement un cinéaste reconnu. Narrant avec tendresse l’improbable amitié entre une jeune actrice porno (Hemingway) et une acariâtre vieille dame (Besedka Johnson, dont c’est, à 85 ans, le premier rôle au cinéma), ce long métrage tendre et drôle annonce déjà The Florida Project (2017).
Mais au coeur de ce début de filmographie se cache une véritable pépite, un chef d’oeuvre qui ne demande qu’à être découvert, peut-être même le meilleur film de Sean Baker. Tourné en 2008, Prince of Broadway pourrait être le deuxième épisode d’une série sur les marginaux de New York, quatre ans après Take Out. On y suit Lucky, vendeur de sneakers et de sacs de contrefaçon à la sauvette sur Broadway. Un jour, une ex-petite amie se pointe, un bébé dans les mains. Son fils, lui dit-elle. Il n’a qu’à s’en occuper. Elle part, lui laissant l’enfant dans les bras. Bien que Lucky cherche d’abord par tous les moyens à se débarrasser de ce fils inconnu, une étonnante relation paternelle naît progressivement, dans laquelle les rôles sont parfois inversés (Lucky panique vite, tandis que le bébé reste très calme). Le tout traité avec un réalisme brut, beaucoup d’humour et de tendresse. En somme, du pur Sean Baker, à son meilleur.
CYCLE SEAN BAKER « LES OUBLIÉS DE L’AMÉRIQUE »
FOUR LETTER WORDS, TAKE OUT, PRINCE OF BROADWAY ET STARLET DE SEAN BAKER
EN SALLES À PARTIR DU 23 OCTOBRE








