Le photographe britannique Alastair Philip Wiper nous emmène dans la résidence utopique du millionnaire américain Jerry Henderson : un abri antiatomique construit en 1978 à Las Vegas dans le Nevada.
Depuis le début de sa carrière de photographe, Alastair Philip Wiper a fait de son art une recherche de la « beauté étrange ». Ce virtuose britannique, établi au Danemark depuis vingt ans, s’est bâti un nom en sondant les domaines de l’industrie, des sciences et de l’architecture.
Sa série Unintended Beauty, éditée dans un livre (chez Hatje Cantz, 2020), révélait la beauté cachée des infrastructures en explorant les enjeux du design au prisme de « nos besoins, nos désirs, nos folies et notre vision du futur ». Avec The Underground House, il repousse encore les limites. Cette série, parue dans l’ouvrage Building Stories (The Danish Architectural Press, 2023), est issue d’un projet plus vaste au long cours, How We Learned to Stop Worrying. Un titre qui évoque non sans humour celui de Docteur Folamour de Stanley Kubrick. Le photographe se plaît ici à sonder la beauté toujours plus extravagante, complexe et paradoxale des vestiges architecturaux de l’ère nucléaire.
ENTRE KITSCH, LUXE ET DÉMESURE
Est-ce un décor de cinéma ? Une sitcom des années 1950 ? Un épisode de The Twilight Zone de Rod Serling ? Cet abri antiatomique est un peu tout à la fois. Et même plus encore selon les ressentis de chacun. Pour Girard B. « Jerry » Henderson (1905-1983), millionnaire excentrique et membre du conseil d’administration d’Avon Products, il s’agit de sa « maison de rêve ». Après celle du Colorado, cette autre résidence souterraine, construite à Las Vegas en 1978, toujours par l’architecte Jay Swayze, spécialisé en bunkers résidentiels, exprimait alors sa vision de l’habitat idéal.
Alastair Philip Wiper nous convie ainsi à une visite à nulle autre pareille. « Imaginez, vous êtes coincé là-bas avec des amis pendant que le monde brûle au-dessus, et pensez au temps qu’il vous faudrait avant que les choses ne commencent à devenir bizarres. C’est à cela que je pensais quand j’y étais », confie-t-il.
Ici, faux rochers, arbres artificiels, gazon synthétique et dorures à la Liberace le disputent aux décors de l’American Way of Life, au mobilier mid-century modern et aux couleurs vives. La résidence de 1 400 mètres carrés est scindée en deux structures, composées d’une maison principale et d’un espace de vie pour les amis. Elle dispose d’une piscine, dans laquelle Alastair Philip Wiper s’est joyeusement baigné, de deux jacuzzis, d’un sauna, d’une piste de danse, d’un piano à queue, d’un billard, d’un putting green, d’un bar, d’un barbecue et d’une fontaine.
Assez spacieuse, opulente et confortable donc, pour faire la fête et vivre en communauté à l’abri des événements cataclysmiques. L’homme d’affaires a parachevé l’ensemble avec un système d’éclairage réglable, qui peut simuler la lumière du jour comme le ciel étoilé, et des paysages
peints muraux avec vue sur la montagne et la ville.
CÉLÉBRATION DE LA (SUR)VIE
« La fin d’une chose marque le commencement d’une nouvelle », disait le Petit Prince. Cette pensée positive et pleine d’espoir pourrait être
adaptée si elle n’était pas façonnée ici par la Guerre froide et la peur de voir l’humanité disparaître sous la menace de la bombe atomique. « Je ne
comprends pas vraiment pourquoi il était si attiré par la vie sous terre. Il était définitivement excentrique, et je ne suis pas surpris que ses idées
n’aient pas pris, la plupart des gens apprécient l’air frais et les cieux ouverts. Mais en même temps, je suis heureux qu’il y ait des gens qui fassent ce genre de choses folles. Cela rend le monde plus intéressant. »
Cette construction reste assurément l’un des exemples les plus fous d’architecture paradoxale de l’utopie atomique. Jerry Henderson a manifestement dépensé sans compter pour vivre cinq ans dans cette demeure, jusqu’à sa mort en 1983, avec sa seconde épouse Mary (1905-1988). Cette dernière a ensuite construit une maison classique à la surface, juste au-dessus. Aujourd’hui, elle appartient à l’organisation Church of Perpetual Life, dont le but est d’atteindre la vie éternelle au moyen de la cryogénisation.
Par ses jeux de lignes, de symétrie et de couleurs, Alastair Philip Wiper continue ainsi de questionner les paradoxes, les fantasmes et les idéaux de l’âge atomique. Quand on lui demande ce qui ressort de meilleur de cette époque, il répond posément : « Je pense que la beauté, l’optimisme et l’espoir viennent des projets nucléaires qui sauvent des vies et qui peuvent potentiellement sauver le monde, comme la médecine nucléaire et les expériences de fusion ; des choses qui ont la possibilité d’avoir un impact positif énorme sur l’humanité. Mais la dualité reste captivante. Une même machine peut aider à détruire ou à sauver le monde. Ce genre de contradictions est monnaie courante dans ce secteur, ce qui le rend si fascinant. »
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