Dans un bel ouvrage, l’artiste et architecte française Léa Namer fait la lumière sur un ovni architectural du XXe siècle situé à Buenos Aires, le Sexto Panteón, plus grande architecture funéraire moderne avec ses 150 000 sépultures.

Un ouvrage passionnant ! Léa Namer nous entraîne dans l’histoire d’une construction spectaculaire méconnue en Amérique du Sud, conçue par une architecte oubliée, Ítala Fulvia Villa (1913-1991). Chacarita Moderna. La Nécropole brutaliste de Buenos Aires, paru aux éditions Building Books, fait ainsi d’une pierre deux coups, offrant une réflexion sur l’héritage d’une utopie moderne et une relecture féministe de l’histoire. Car il s’agit ici du travail colossal d’une des premières architectes et urbanistes d’Argentine et pionnière du modernisme sud-américain.

C’est en 2014 que Léa Namer découvre le Sexto Panteón (Sixième Panthéon), un projet d’envergure révolutionnaire, construit il y a soixante ans au coeur de la capitale. Elle décide alors d’entamer une enquête au long cours au coeur de ce chantier, surgi dans un contexte d’après-guerre sur fond de croissance démographique notable, qui l’amène sur les traces de l’architecte, une femme.

DESCENTE AU ROYAUME DES MORTS

Le lien de Léa Namer avec l’Amérique latine est familial, dû à son père. Né à Beyrouth et installé à Montevideo, en Uruguay, il a dû fuir la dictature militaire et s’est réfugié en France. Il est décédé au cours de ses recherches sur ce projet, amplifiant l’impact émotionnel de cette
entreprise. La lecture se fait ainsi à la première personne. L’artiste et architecte française, passée par l’École d’architecture de Paris-La Villette, s’adresse directement à Ítala Fulvia Villa. Cette aventure, étendue sur une décennie, se construit ensuite comme un journal de bord.
Elle y conte son amour pour Buenos Aires, sa découverte du Sexto Panteón, au coeur du cimetière de Chacarita, l’un des quartiers de la métropole, et son obsession pour cette figure féminine importante de l’architecture. « Des images de la mythologie grecque m’habitent alors
que j’emprunte pour la première fois les escaliers qui mènent à l’inframonde », écrit-elle. « Je me sens comme Orphée descendant aux Enfers. Un premier niveau, puis un deuxième. […] Cette rationalisation de l’espace de la mort me fait frémir et je crains soudain de me perdre dans ce labyrinthe funeste. Par chance, j’aperçois au loin les rayons du soleil traverser les profondeurs de ta nécropole qui m’apparaît comme la réinterprétation moderne des catacombes romaines. »

FLEURON BRUTALISTE

Ce panthéon est l’une des premières et plus grandes expériences d’architecture funéraire moderne au monde. Il a été conçu pour accueillir « quelque 150 000 sépultures, [parmi lesquelles] 96 000 niches pour cercueils, 7 000 pour les ossements et 42 000 pour les urnes ». Il s’est très vite développé selon l’idée d’une « nécropole souterraine », avec un jardin qui fonctionne comme un parc public de 90 000 mètres carrés au niveau supérieur. « Je sors du cimetière, bouleversée. De toutes mes visites architecturales et de tous mes voyages, jamais un lieu n’a provoqué chez moi une telle émotion », poursuit-elle plus loin. « J’ai l’impression que je viens de découvrir quelque chose d’important, et l’intuition étrange que cette découverte va changer ma vie. » Ítala Fulvia Villa est parvenue à proposer une solution qui répond de manière fonctionnelle à la demande d’espace dans ce lieu de recueillement, de contemplation et de repos, tout en inventant un nouveau langage funéraire. L’utilisation du béton donne toute la monumentalité et le caractère sacré à ce complexe, quand les textures et les motifs ornementaux renforcent les structures imposantes, créant une véritable expérience spatiale.

ENTRE ARCHITECTURE ET URBANISME

À travers ce monument, Ítala Fulvia Villa a su capturer les idéaux urbanistes et réinventer le cimetière moderne. Sa vision sociale et culturelle sonde ainsi la conception de la mort, le voyage personnel du deuil, les croyances et la continuité d’une dimension égalitaire dans la société. Pour Léa Namer, elle a également rééquilibré les évaluations historiques de l’arrivée du modernisme en Amérique latine et du développement du mouvement brutaliste. Pour autant, celle qui compte Le Corbusier parmi ses grandes collaborations a subi l’invisibilisation, comme nombre de ses consoeurs dans cet univers dominé par la gent masculine. Son nom et son travail sur le Sexto Panteón ont souvent été éclipsés dans les articles et les ouvrages, jusqu’à la révélation dans un magazine d’architecture à l’orée des années 1960. « Ce constat me donne plus que jamais envie de me battre pour révéler ton héritage », insiste l’autrice dans ses écrits, avant de conclure : « Ce livre, qui participe aussi à la nécessaire relecture de la contribution des femmes au monde de l’architecture, est comme la première phrase d’une histoire que j’espère pouvoir raconter. » En 2023, le Sexto Panteón a enfin été déclaré patrimoine culturel de la ville de Buenos Aires.


CHACARITA MODERNA
LA NÉCROPOLE BRUTALISTE DE BUENOS AIRES DE LÉA NAMER
ÉDITIONS BUILDING BOOKS, JUIN 2024
CHACARITAMODERNA.COM
BUILDINGBOOKS.FR

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