L’événement le plus prisé du marché de l’art à travers le monde a ouvert ses portes dans la cité rhénane du 13 au 16 juin, dirigé cette année par Maike Cruse, première femme élue à ce poste.
La « mère de toutes les foires d’art », comprenant celles de Hong Kong, Miami Beach et désormais Paris, attendue au Grand Palais en octobre prochain, ne cesse de présenter, célébrer et donner le pouls de l’art moderne et contemporain. Cette année, c’est une femme, l’Allemande Maike Cruse, qui prend place à la direction pour la première fois dans l’histoire de ce rendez-vous bâlois, devenu incontournable depuis 1970.
Pour cette édition, plus de 285 galeries, issues de 40 pays, présentant toujours plus de 4 000 artistes renommés et émergents, sont réunies dans un programme élargi à l’échelle de la ville. Ces évolutions curatoriales touchent les différentes sections, comme Unlimited (oeuvres à grande échelle), Parcours (art public hors les murs), Kabinett (projets spéciaux), Film (documentaires et longs métrages) ou encore Conversations avec des leaders d’opinion (avenir du monde de l’art). Vingt-deux galeries font également leur entrée pour la première fois, et ce dans de nombreuses disciplines.
L’ART EN RÉSILIENCE
Les salons parallèles, comme la Liste Art Fair Basel ou Photo Basel, évoqué dans ce numéro, renforcent tout autant l’importance de la manifestation au fil des années. Et le nouveau rapport annuel, publié par Art Basel et UBS, l’annonce tout de go : le marché de l’art démontre sa résilience après les fluctuations économiques. Si les États-Unis restent leader, la Chine arrive seconde à la suite de la levée des restrictions, talonnée par le Royaume-Uni, puis par la France. Les ventes en ligne gagnent aussi en intérêt, même si elles demeurent inférieures aux ventes traditionnelles.
L’édition 2024 accueille à cet effet une nouvelle foire d’art numérique, The Digital Art Mile par ArtMeta, qui vient intensifier ce point de convergence pour les artistes, collectionneurs et amateurs d’art. Et les thèmes qui traversent la plupart des oeuvres ne démentent pas, garantissant ainsi une vision large et complète de la scène artistique contemporaine mondiale.
PUISSANCE ÉCOLOGIQUE
L’oeuvre la plus connue d’Agnes Denes, artiste conceptuelle et pionnière de l’art environnemental, aujourd’hui âgée de 93 ans, s’empare de la Messeplatz. Temps fort de l’édition. L’exposition « Honoring Wheatfield – A Confrontation » est présentée par Samuel Leuenberger de SALTS. Elle fait référence à son champ de blé, planté en 1982 sur une décharge du Lower Manhattan, à proximité de Wall Street et du World Trade Center, face à la statue de la Liberté.
Elle a fait creuser 285 sillons pour une production d’un peu plus de 450 kilogrammes de blé, avec une capsule dite temporelle, enfouie dans la terre. Elle contient un questionnaire sur les valeurs humaines, la qualité de vie et l’avenir de l’humanité, à ouvrir en 2979, près de mille ans plus tard. « Wheatfield était un symbole, un concept universel ; il représentait la nourriture, l’énergie, le commerce, le commerce mondial et l’économie », écrit-elle en 1982. « Il faisait référence à la mauvaise gestion, au gaspillage, à la faim dans le monde et aux préoccupations écologiques. Cela a attiré l’attention sur nos priorités mal placées. Les céréales récoltées ont voyagé dans 28 villes à travers le monde dans le cadre de l’exposition internationale d’art pour l’achèvement de la faim dans le monde. »
ÉVEIL DES COMMUNAUTÉS NOIRES
La section Unlimited capte également très vite l’attention avec 70 installations et performances à grande échelle. À commencer par la première grande exposition d’oeuvres monumentales de Faith Ringgold, présentée par Goodman Gallery et ACA Galleries. The Wake and Resurrection of the Bicentennial Negro (1976) rend hommage à l’artiste, autrice et activiste américaine, décédée le 13 avril dernier. Son travail témoigne de l’étendue de sa pratique et montre comment les droits civiques et la justice sociale étaient au coeur de ses impulsions artistiques. L’installation a été conçue en réponse aux célébrations du bicentenaire américain de 1976, usant des formes plus adaptées aux thèmes de genre et d’identité raciale. « J’étais d’accord avec de nombreux Noirs à l’époque sur le fait que nous n’avions aucune raison de célébrer les 200 ans de l’indépendance américaine », expliquait Faith Ringgold. « Pendant près de la moitié de cette période, nous avons été en esclavage, et durant la majeure partie des années suivantes, nous avons encore lutté pour devenir pleinement libres. C’était donc une veillée funèbre, non une célébration. Je voulais créer un récit visuel de la dynamique du racisme… »
VOYAGE EN AMÉRIQUE
Toujours dans cette même section, la Pace Gallery et la Zander Galerie proposent la célèbre série The Americans (1954-1957) de Robert Frank (1924-2019). Le photographe et cinéaste suisse, qui a redéfini l’iconographie et l’esthétique de l’image fixe et en mouvement, entreprend un voyage de deux ans à travers l’Amérique au mitan des années 1950, après avoir obtenu sa première bourse Guggenheim. Il prend ainsi plus de 28 000 photographies, dont 83 constituent cette série révolutionnaire.
En 1983, il imprime trois séries complètes en 30 × 40 centimètres de The Americans, et ajoute une 84e photographie, un triptyque. Ce dernier ensemble est exposé pour la première fois à Art Basel, conservé par Robert Frank pour sa collection personnelle. En septembre prochain, ce dernier monument de la Beat generation fera l’objet d’une grande rétrospective au MoMA, qui sera suivie d’une exposition personnelle à la Pace Gallery de New Yorken novembre.
PARTIE D’ÉCHECS
On poursuit avec Lutz Bacher (1943-2019). Sous son pseudonyme masculin, l’artiste américaine a exploré pendant cinquante ans les courants sous-jacents de la culture populaire et politique des États-Unis, utilisant des matériaux et objets trouvés. La Galerie Buchholz présente cette année son oeuvre phare, Chess (2012). Sur un sol en échiquier en linoléum, sous forme d’image en niveaux de gris pixelisée, elle réunit des personnages trouvés hauts en couleur : deux pièces d’échecs géantes (une reine et un fou), un chameau, Elvis Presley dans son costume en lamé doré et un Tyrannosaurus rex. Au centre, une réplique de la roue de bicyclette de Marcel Duchamp (1913). Et en fond sonore, le King en boucle, chantant en fausset. Du ready-made à la machine à rêves hollywoodienne, du dinosaure au système de la théorie des jeux, l’artiste engage une partie d’échecs ludique et dynamique, pour refléter l’héritage des icônes du XXe siècle et leur pouvoir psychologique.
ÉTRANGE FAMILIARITÉ
On termine cette section avec la série en cours de Teresa Solar Abboud, démarrée en 2021 et présentée à la précédente Biennale de Venise. Avec Tunnel Boring Machine (Transformation Figure), l’artiste espagnole examine les qualités sculpturales des espaces théâtraux et le royaume souterrain en tant que lieu d’événements et de rencontres mystérieuses. Les deux sculptures aux formes hybrides défient l’imagination du spectateur. Hélices de bateau ? Dents de dinosaures ? Nageoires de cétacés ? Corps dans l’espace ? Pour l’artiste, ces entités matérielles, semblables à des fossiles, émergent des profondeurs de la Terre.
Ses fictions formelles proposent ainsi un exercice spéculatif, basé sur des actions comme la rotation, la duplication ou l’abrasion. À travers ces nouveaux modes d’interaction et d’existence, elle crée des écosystèmes de pensée complexes, utilisant différents matériaux tels que l’argile, les objets trouvés et les symboles humains. Son travail évoque des états de transformation et de tension entre l’organique et le synthétique, l’embryonnaire et l’avancé, qui sont comme des canaux suggérant leur possible coexistence dans un monde quantique en constante évolution.
SURFACES RÉFLÉCHISSANTES
La section Kabinett revient pour la seconde fois à Art Basel. Parmi les projets spéciaux, centrés sur l’analyse thématique et le récit curatorial, on cite l’art protéiforme et les jeux de miroirs de Gerhard Richter, présentés par la galerie Sies + Höke. Depuis le début de sa carrière dans les années 1960, l’artiste allemand de 92 ans ne cesse de sonder la puissance de l’image entre peinture et photographie. Au début de la décennie 1980, il commence à explorer, toujours entre abstraction et figuration, le champ de tension des miroirs ; qu’il s’agisse du cristal non traité ou de la glace teintée et gravée. Pour lui, ils sondent la nature de la représentation et la relativité de la perception, offrant des images plurielles qui remettent en question les vérités figées.
C’est ce que nous invitent à (re)découvrir les galeristes à travers un corpus d’oeuvres entre Spiegel (« Miroir ») de 1981 et ses éditions miroir de 1986, 2008 et 2021. Mais aussi à travers ses sphères en acier inoxydable poli, dont la surface brillante et dure reflète tout ce qui se passe autour d’elle : un intérieur inaccessible pour une surface extérieure réfléchissante comme pure apparence. En 2025, une rétrospective Gerhard Richter aura lieu à la Fondation Louis Vuitton, à Paris.
ENTRE TRANSFORMATION ET CIRCULATION
La section Parcours, curatée pour la première fois par Stefanie Hessler, directrice du Swiss Institute de New York, propose des installations qui serpentent la Clarastrasse à travers des magasins vides, un hôtel, un restaurant, une distillerie et d’autres espaces. Leurs thèmes explorent la transformation et la circulation dans les processus de commerce, de mondialisation et d’écologie. On ouvre avec la série Jardins portables de Lois Weinberger (1947-2020), présentée par la Galerie Krinzinger. À partir de 1994, l’artiste autrichien a transposé la nature dans un contexte urbain dans le but d’attirer les insectes et les oiseaux. Pour cette édition, près de 100 sacs cabas en plastique sont ainsi remplis de terre locale et de plantes rudérales.
Ces conteneurs poursuivent cette métaphore de la migration dans son travail, marquant un parallèle avec « la mobilité, l’économie de moyens, l’immigration, les strates sociales et le dénuement ». Au fil du temps, le contenant finit par pousser librement et par s’enraciner, faisant disparaître ces produits manufacturés grâce à la force de la nature.
On continue avec la performance de Mandy El-Sayegh, organisée par Thaddaeus Ropac et Lehmann Maupin. À travers Body Promise, l’artiste londonienne s’empare de deux espaces vacants d’un centre commercial, explorant les rituels de prière, les états de transe et la circulation d’images dans les médias d’information. Un ancien salon de coiffure et un restaurant vide sont ainsi transformés par des matériaux qui se superposent. Peintures, journaux, toiles et latex recouvrent les murs et les sols. Rythmés par des supports sonores, les corps des protagonistes se faufilent à travers des projections vidéo kaléidoscopiques, créées par l’artiste à partir d’un collage de séquences d’actualité, de moniteurs publicitaires et
d’images en mouvement informelles, qu’elle a capturées sur son téléphone.
DÉDICACES EN LUMIÈRE
À l’instar des précédentes éditions d’Art Basel, de nombreuses expositions parallèles s’invitent durant la foire. Au Kunstmuseum Basel, l’installation de l’Américain Dan Flavin (1933-1996) électrise les lieux. L’exposition « Dedications in Lights » présente 58 oeuvres, dont certaines inédites en Suisse. La plupart sont dédiées à des artistes, comme Urs Graf, Jasper Johns, Sol LeWitt et Donald Judd, et à des événements spécifiques liés aux violences policières et aux atrocités de la guerre, notamment celle du Vietnam. Ce pionnier de l’art minimal s’est fait connaître dès le début des années 1960 par son travail avec des tubes fluorescents fabriqués industriellement.
Ses créations, faites de lumière, extraient la couleur du contexte de la peinture et la transposent dans l’espace tridimensionnel. « En utilisant des luminaires disponibles dans le commerce, il a défié les idées conventionnelles sur la paternité et les processus de production artistique », explique le musée. « Les tubes fluorescents évoquent les halls d’usine, les fast-foods et les parkings. L’artiste a exploité cet effet et la palette limitée de couleurs (bleu, vert, rouge, rose, jaune, ultraviolet et quatre nuances différentes de blanc) prédéterminées par la technologie. » Grâce au flot lumineux, les spectateurs se fondent ainsi eux-mêmes dans le décor pour vivre des expériences artistiques immersives, sensuelles et spirituelles.
« DAN FLAVIN. DEDICATIONS IN LIGHTS » KUNSTMUSEUM BASEL
ST. ALBAN-GRABEN 16, BÂLE (SUISSE) JUSQU’AU 18 AOÛT 2024
KUNSTMUSEUMBASEL.CH
ORGANISME VIVANT
L’autre événement parallèle est celui de la Fondation Beyeler, qui continue de célébrer ses plus de 25 ans d’existence. En partenariat avec la LUMA Foundation, l’institution bâloise transforme ses galeries, ses espaces annexes, ses terrasses, son jardin d’hiver et son parc en lieu d’exposition expérimentale d’art contemporain. L’exposition « Cloud Chronicles » invite une trentaine d’artistes, poètes, architectes, musiciens, compositeurs, philosophes et scientifiques à promouvoir la liberté artistique, l’échange interdisciplinaire et la responsabilité collective. À l’exemple de Michael Armitage, Anne Boyer, Federico Campagna, Dominique Gonzalez-Foerster, Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Rachel Rose, Tino Sehgal et Adrián Villar Rojas pour n’en citer que quelquesuns. Au total, 100 oeuvres de la collection Beyeler réunissant peintures, sculptures, films, installations et performances, envahissent l’architecture en labyrinthe, qui agit comme un « organisme vivant » en évolution et en transformation permanentes.
« Ce projet ontologique évolutif reflète la complexité et la diversité inhérentes à la réunion sous un même toit de voix artistiques distinctes », précisent les organisateurs. Cette exposition collective sera également présentée sous une autre forme à Arles et dans d’autres sites LUMA.
« CLOUD CHRONICLES » JUSQU’AU 11 AOÛT 2024
FONDATION BEYELER – BASELSTRASSE 101, RIEHEN/BÂLE (SUISSE)
FONDATIONBEYELER.CH