À la Milan Design Week 2025, l’art et le design ont pénétré les lieux les plus secrets de la ville. Des installations lumineuses aux résidences oniriques, c’est une traversée du sensible qui s’est offerte aux visiteurs, entre patrimoine architectural et visions contemporaines. Six adresses, six mondes, un seul fil conducteur : faire vibrer l’intime dans l’exception.
Brera, la bibliothèque des lucioles
Dès l’entrée du Cortile d’Onore de la Pinacothèque de Brera, l’atmosphère change. Le vacarme de la ville semble suspendu, comme happé par l’éclat sourd de la Library of Light, œuvre monumentale et subtile d’Es Devlin. L’artiste anglaise, scénographe star des grandes scènes musicales et théâtrales, compose ici une bibliothèque circulaire, sculpture rotative où plus de deux mille ouvrages attendent d’être découverts.
La lumière y joue comme un pinceau, soulignant les détails des statues, caressant les colonnes, illuminant les zones d’ombre du cloître. Chaque mouvement du soleil devient partie prenante de l’installation, qui se transforme en méridienne vivante. Es Devlin convoque Umberto Eco, sa vision des livres comme “boussoles de l’esprit”, et fait résonner la voix oubliée de Maria Gaetana Agnesi, mathématicienne pionnière dont la statue veille sur les visiteurs. Une performance visuelle et intellectuelle où la lumière, la mémoire et la parole s’entrelacent.
Tokujin Yoshioka : le cristal et le temps au Palazzo Landriani
Quelques pas plus loin, dans le calme feutré du Palazzo Landriani, une autre magie opère. L’installation Frozen de Tokujin Yoshioka — réalisée en partenariat avec Grand Seiko — nous transporte dans une dimension suspendue, où l’eau figée semble retenir le temps.
Sa Aqua Chair, sculpture lumineuse et translucide, capte les vibrations du lieu comme un diapason cristallin. L’architecture devient écrin pour un récit sensible : celui de la transformation, de l’élément liquide à la matière solide. En écho, les montres Spring Drive de Grand Seiko exposées révèlent leur ballet millimétré, où l’aiguille des secondes glisse sans à-coups, comme une respiration. Une ode à la précision japonaise, mais surtout une méditation sur le mouvement invisible qui anime le vivant.
Louis Vuitton : design nomade et poésie domestique à Palazzo Serbelloni
Chez Louis Vuitton, l’élégance prend des allures de conte moderne. Dans le somptueux cadre du Palazzo Serbelloni, la maison française réinstalle Maison au Bord de l’Eau, utopie architecturale de Charlotte Perriand. L’exposition Objets Nomades s’y déploie comme une succession de micro-mondes poétiques : on passe d’un foosball sous-marin aux allures de sirènes aux créations surréalistes du Studio Campana, en croisant lampes en onyx, malles à dessert, ou sofas sculptés.
Le design ici n’est pas simplement fonctionnel. Il émeut, interroge, amuse. Il parle de voyage, d’ancrage, de convivialité, d’ailleurs et d’intérieurs. Chaque pièce est pensée comme un fragment de vie rêvée, à mi-chemin entre cabinet de curiosités et maison idéale. À travers le regard de Perriand, Urquiola, Zanellato/Bortotto ou encore Nendo, l’art de vivre devient une œuvre d’art en soi.
Casaornella : un rêve méditerranéen au cœur des 5Vie
Cachée dans un recoin discret des 5Vie, Casaornella est une parenthèse hors du temps, un refuge à l’abri du tumulte. Conçue par Maria Vittoria Paggini, cette résidence éphémère — devenue cette année permanente — s’inspire des rituels du Sud et du rythme lent de la vie méditerranéenne.
Ici, le design ne s’expose pas : il se vit. On entre par un rite d’eau, où les lavabos Gio Ponti dialoguent avec les céramiques de Quintessenza, tandis qu’au fond, la cuisine aux murs bleus devient un laboratoire sensoriel nourri par les produits du chef Niko Romito. Le lit-sculpture Romeo, pièce maîtresse de la collection Motel, incarne cette idée de refuge moelleux, de micro-architecture enveloppante. Le soir venu, Casaornella se transforme en bar secret, où les verres fumés de Murano brillent comme des lucioles. L’ensemble respire, vibre, pulse. C’est une maison qui vit comme une peau.
L’Appartamento by Artemest : six visions d’un art de vivre à l’italienne
Palazzo Donizetti, joyau architectural du XIXe siècle, accueille la troisième édition de L’Appartamento by Artemest. Chaque pièce du bâtiment est repensée par un studio d’architecture d’intérieur international — Meyer Davis, Simone Haag, Champalimaud Design… — pour y célébrer l’artisanat italien.
Chaque chambre devient un manifeste : la salle à manger, une ode à la céramique ; la bibliothèque, un hommage à la texture ; la chambre, une composition chromatique douce et enveloppante. Le raffinement est total, sans ostentation. On sent la main, le geste, la matière. Dans cet appartement rêvé, l’art et le design forment un duo amoureux, et la beauté se niche dans chaque détail.
Palazzo Litta : matières en migration et corps à l’écoute
Enfin, Palazzo Litta propose avec Design Variations une série de propositions sensibles et engagées. Dans la cour centrale, l’installation en terre rouge de l’architecte coréen Byoung Soo Cho nous invite à poser les mains sur le sol et les yeux vers le ciel. Plus loin, un sofa conçu avec des personnes non-voyantes recompose l’idée même de confort et d’usage. L’exposition s’efface pour laisser place à l’expérience. À la lenteur. Au silence.
Dans les étages, des objets conçus à partir de bouteilles d’eau recyclées, des tissages baltiques inédits ou des micro-jardins urbains témoignent d’un design post-industriel, sensoriel et éthique. Une véritable réflexion sur l’habiter, le lien, la matière.
Milan, ville-monde et maison ouverte
Ce que cette Design Week a révélé, au fond, c’est le besoin d’habiter autrement. D’ouvrir les portes, de ralentir, d’écouter. Le design, lorsqu’il dialogue avec l’art, quitte la sphère du produit pour entrer dans celle de la poésie. Il devient relation, espace, émotion.
Et Milan, avec ses palais secrets, ses cours pavées, ses intérieurs dévoilés le temps d’une semaine, devient plus qu’un décor : une scène vibrante où chaque visiteur devient acteur d’un récit sensoriel. Un monde à part. Un monde à part entière.
