Sous les verrières d’un loft parisien comme dans les salons feutrés de Copenhague, les silhouettes dessinées il y a soixante ans reviennent en majesté. Une Wishbone posée près d’un canapé modulable, un trio de lampes PH5 suspendu au-dessus d’un comptoir en terrazzo : la scène contemporaine s’ouvre sur un décor nordique où chaque pièce apaise le tourbillon numérique des jours.


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Un frisson parcourt d’abord le secteur résidentiel. La chaise Wishbone de Hans J. Wegner (CH24) remplace désormais les assises tapageuses dans les cuisines ouvertes : quatre courbes de hêtre huilé instaurent instantanément le silence. Les restaurants haut de gamme suivent le mouvement ; à Paris, le chef Atsushi Tanaka sert sa cuisine minérale sur un grès de Bornholm, dans une salle parsemée de chaises Wishbone laquées de noir. Les espaces de coworking technophiles se convertissent eux aussi : une paire de PK22 de Poul Kjærholm – acier brossé, cuir cognac – transforme une alcôve en refuge tactile. Partout, la même équation : bois clair + métal mat = paix visuelle. Peu de vis, beaucoup de présence, zéro date de péremption.
Les Spanish Chairs de Børge Mogensen et les fauteuils Papa Bear de Wegner trônaient autrefois dans les foyers moyens des années 1950-1960. Longtemps, ces meubles passaient quasi inaperçus lors des successions ; mis aux enchères après le départ des grands-parents, ils conservaient sur le marché intérieur une cote modeste, leur valeur sentimentale ayant peu de résonance locale. L’exportation inverse depuis peu cette hiérarchie : un fauteuil Spanish circulant sous les 600 euros à Aarhus peut tripler de prix à Paris ou à New York, où il ne porte aucun souvenir familial mais incarne un design devenu rare.
Le phénomène trouve ses racines dans une chronologie précise. Aux Cabinetmakers’ Exhibitions d’avant-guerre, Kaare Klint mesurait déjà chaque courbe au corps humain. Par la suite, Arne Jacobsen plia le contreplaqué, Finn Juhl allongea les accoudoirs comme des bras ouverts, Wegner s’enticha de la corde de papier tressée. L’âge d’or s’exporta vers l’Amérique dans les années 1950, sombra sous la vague high-tech des nineties, puis ressuscita quand Instagram afficha sa soif de matières franches. Aujourd’hui, Carl Hansen & Søn et Fritz Hansen rééditent leurs icônes sous label FSC, tandis que les commissaires-priseurs enregistrent une hausse annuelle de 30 % sur les originaux.
Au Danemark, un réseau de jeunes designers explore désormais linoléums au colza, laines islandaises et marbre de Faxe, tandis que la foire 3daysofdesign anime Copenhague chaque mois de juin. Les galeries parisiennes juxtaposent une table PK61 de 1956 et une pièce en frêne thermo-traité signée par le studio Marmelade ; dialogue entre héritage et prototypage numérique. Côté cinéma, Luca Guadagnino filme un fauteuil Swan dans Challengers, et Mark Mylod encadre la chaise Ant dans The Menu. Même la haute cuisine adopte la tendance : chez noma, les plats se dressent sur des plateaux de chêne tourné, écho direct aux plateaux en palissandre de Grete Jalk.
Selon Deloitte Home 2025, la catégorie « Danish Modern » pèse 2,3 milliards d’euros, tirée par la seconde main (47 %) et les rééditions (38 %). Les États-Unis absorbent un quart des exportations ; la France progresse grâce aux hôtels qui insèrent, par touches, une lampe PH5 ou un plateau de table signé Kjærholm. Les architectes d’intérieur parlent d’« interventions ponctuelles » : un luminaire, une chaise, rarement un total look. Trop de bois blond figerait le décor ; un plateau de marbre PK61 sur un tapis berbère, au contraire, ouvre la pièce comme une fenêtre vers la Baltique.
Ainsi, le renouveau scandinave n’impose pas un uniforme boréal : il glisse des îlots de calme dans la marée des formes. Une chaise Wishbone près d’un canapé italien, une lampe PH5 au-dessus d’un comptoir en béton, un fauteuil Spanish contre un mur chaux-chanvre : trois notes, pas davantage. Le silence, alors, reprend sa place.
© LE PIGALLE