L’épuisement du féminisme libéral à l’écran
J’ai regardé The Handmaid’s Tale comme on prend une claque. Violente, longue, nécessaire. Les premières saisons m’ont laissé cloué au fauteuil, entre admiration et effroi. Le rouge saturé des robes, le blanc immaculé des coiffes, la caméra collée au visage de June comme un miroir trop proche. Tout criait « regarde ». Regarde ce que ce monde peut devenir si l’on baisse la garde. Regarde ce que d’autres vivent déjà, dans d’autres pays, dans d’autres silences. Le récit tenait de l’alerte et de l’exorcisme. Mais après ces six saisons, l’intensité s’effrite, la douleur sature. Une question demeure : que fait-on de tout cela ? Que reste-t-il une fois la gifle reçue, digérée, intégrée ?

Ce qui affleure, chez moi comme chez tant d’autres, c’est une forme d’épuisement. Une fatigue du discours, du slogan, de l’affichage. Le féminisme libéral, celui qui défile sur les podiums, se vend sur des mugs, se décline en hashtags… semble soudain à bout de souffle. Comme si, à force de vouloir plaire à tous, il ne parlait plus à personne. Or, le cinéma et les séries n’ont pas ce luxe : ils touchent là où le discours échoue. Depuis quelques années, une autre génération de fictions a émergé, reprenant le flambeau après The Handmaid’s Tale, non pas pour célébrer l’émancipation, mais pour sonder ses impasses.
Prenez la série The Power, sortie en 2023 sur Prime Video. Le pitch avait tout du rêve post-MeToo : des adolescentes se découvrent un pouvoir électrique, au sens propre, qui les rend physiquement dominantes. Le renversement est grisant et on ressent du plaisir à voir enfin les femmes prendre le dessus. Et pourtant, très vite, le vertige remplace l’euphorie : le pouvoir change de camp, mais la violence demeure. Ce qui est mis en cause, ce n’est pas l’inégalité en soi, mais le système qui l’entretient, quelle que soit la main qui le manie. Le féminisme libéral, ici, est démasqué dans son illusion la plus tenace : croire que l’accès au pouvoir libère, alors qu’il ne fait souvent que reproduire d’anciens schémas sous un vernis nouveau.
La série Y: The Last Man, diffusée en 2021, pousse encore plus loin cette réflexion. Tous les hommes meurent, sauf un. Le monde devient presque exclusivement féminin. Mais au lieu de se transformer en utopie douce et solidaire, il se délite. Les tensions éclatent, les hiérarchies se reforment, les vieilles logiques refont surface. Le récit ne fantasme pas une société sans hommes : il révèle que le patriarcat n’est pas une simple affaire de genre, mais une structure mentale profondément ancrée. Ce ne sont pas les corps masculins qui perpétuent seuls l’oppression, mais un système de réflexes, de peurs, de blessures, difficile à déraciner, même dans un monde qui prétend se réinventer.
Et puis, il y a Saint Omer d’Alice Diop. Un film sans dystopie, sans apocalypse, sans fiction spectaculaire. Seulement un tribunal, une femme accusée d’infanticide, et une autre femme, silencieuse, qui l’observe. Pas de leçon assénée. Pas de violons pour faire pleurer. Juste des regards, des silences, une gêne lancinante. Le film dit beaucoup, sans mot d’ordre. Il dit combien nos sociétés continuent à juger les femmes selon une norme étroite, blanche, bourgeoise. Il dit combien le féminisme médiatique échoue encore à inclure celles qui n’ont ni les codes ni les privilèges. Ce n’est pas un pamphlet : c’est un miroir. Et c’est peut-être pire.
Même Barbie, dans son éclat rose et pailleté, s’inscrit dans ce reflux. Greta Gerwig aurait pu se contenter d’un film joyeusement féministe, caricatural et vainqueur. Mais elle choisit autre chose. Son héroïne découvre que la liberté telle qu’on la lui a vendue est une autre forme d’aliénation. Elle vacille, doute, pleure même. Le girl power se délite en une crise existentielle. Que faire de sa liberté si elle n’est qu’un slogan ? Que vaut l’empowerment s’il ne mène qu’à la solitude, à l’objectivation permanente, aux contradictions sans issue ? Gerwig retourne le miroir, et ce qu’on y voit, ce n’est pas l’utopie promise, mais une immense fatigue.
Toutes ces œuvres ne forment pas un manifeste. Elles ne disent pas la même chose, ne proposent pas une doctrine unique. Mais elles partagent un même refus : celui de l’optimisme forcé. Elles ne cherchent pas à rassurer : elles dérangent. Elles révèlent que le féminisme, loin d’être une solution miracle, est un processus lent, douloureux, fragmenté. Et que le libéralisme, en cherchant à le simplifier, à le rendre sexy, l’a parfois vidé de sa force subversive.
Aujourd’hui, June, la servante écarlate, n’est plus seule. D’autres figures ont émergé, ambiguës, imparfaites. Elles ne portent pas de bannières. Elles ne récitent pas de slogans. Elles chutent, se relèvent, doutent. Et dans ces vacillements, quelque chose d’essentiel se dessine : un féminisme moins glorieux, mais plus humain. Plus radical aussi, parce qu’il ne cherche plus à convaincre, mais à comprendre.