MATI DIOP, CINÉASTE DE L’INVISIBLE

D’ATLANTIQUE À DAHOMEY
En deux longs métrages, Mati Diop s’est imposée comme une voix qui compte dans le nouveau cinéma africain. Portrait d’une artiste qui conjugue onirisme et politique pour montrer ce qui ne se voit pas.

C’est avec Atlantique, en 2019, récompensé du Grand Prix du Festival de Cannes, que Mati Diop a inscrit son nom dans l’histoire du cinéma international. Mêlant avec poésie conte fantastique et récit ultraréaliste, Atlantique raconte, en utilisant ingénieusement la métaphore du film de fantômes, le destin tragique de migrants africains disparus en mer. Adapté de son court métrage quasi homonyme (Atlantiques, 2009) et tourné à Dakar, ce long métrage vit une carrière hors norme pour un premier film, plusieurs fois nommé aux César et présélectionné pour représenter le Sénégal à l’Oscar du meilleur film international. Un destin qui propulse Mati Diop, à 37 ans, parmi les 50 françaises qui « comptent dans le monde », d’après le magazine Vanity Fair.

Franco-sénégalaise, Mati Diop est la fille du musicien Wasis Diop, frère du grand cinéaste africain Djibril Diop Mambéty, dont l’oeuvre courte – le cinéaste ayant disparu prématurément en 1998 – a été d’une grande influence pour sa nièce. En 2008, elle signe Mille Soleils, un moyen métrage documentaire en hommage au fameux film de Djibril Diop Mambéty, Touki Bouki (1973). À cette occasion, elle retrouve Magaye Niang, l’acteur principal du film de Mambéty, toujours garçon vacher près de quarante ans après avoir tourné dans l’un des films les plus importants du continent africain. Ce qui, en creux, raconte beaucoup du destin difficile du deuxième continent le plus peuplé du monde.

Bien qu’elle soit née dans le 12e arrondissement parisien, Mati Diop se considère comme une réalisatrice aussi bien française qu’africaine ; elle est par ailleurs la première femme réalisatrice d’ascendance africaine sélectionnée en compétition à Cannes. Elle débute sa carrière comme assistante du cinéaste lituanien Šarūnas Bartas, avant de rejoindre le Fresnoy (centre dédié à la formation dans les arts contemporains). Mais c’est en tant qu’actrice que Mati Diop se fait d’abord connaître. En 2008, elle obtient le rôle principal de 35 Rhums de Claire Denis – autre cinéaste passionnée par l’Afrique, qui y a grandi. Bien que sa performance – elle incarne une jeune femme en quête d’indépendance – soit saluée par la critique, c’est en voyant Claire Denis à l’oeuvre qu’elle décide définitivement de devenir réalisatrice.

DU SÉNÉGAL AU BÉNIN

Cinq ans après Atlantique, Mati Diop fait à nouveau sensation avec Dahomey, son second long métrage, récompensé cette fois de l’Ours d’or du Festival de Berlin. Cet étonnant documentaire emprunte son titre à l’ancien royaume africain séculaire et disparu face à l’avènement de l’empire colonial français. En racontant la restitution au Bénin d’oeuvres patrimoniales – 26 trésors royaux – volées par la France à l’époque des colonies, Dahomey interroge le rapport de l’Afrique moderne à son histoire. Flirtant à nouveau avec le cinéma fantastique, Mati Diop dote ces oeuvres – des statues monumentales de rois oubliés – d’une voix étrange, caverneuse, comme ressuscitée des tréfonds de l’Histoire. Elles parlent toutes d’une seule voix, en fongbe, cette langue qui compte encore plusieurs millions de locuteurs du Bénin au Nigéria, mais qui n’est plus officielle nulle part – remplacée par le français ou l’anglais. « Parler dans sa langue, c’est exister absolument pour soi-même », dit Mati Diop, paraphrasant Frantz Fanon. D’où cette voix intérieure, qui permet d’incarner la subjectivité des oeuvres. D’une manière poétique, elles racontent ainsi leur bonheur et leur appréhension à l’idée de retrouver leur terre natale après un si long exil. Pour écrire ce texte, Mati Diop s’est associée à Makenzy Orcel, écrivain haïtien – une grande majorité des habitants d’Haïti, fils d’esclaves, viennent historiquement du Dahomey. Avec cette voix mystérieuse, sur laquelle un travail important est effectué pour ajouter à la musicalité des phrases prononcées, Mati Diop rend aussi hommage à la culture vaudou qui, du Dahomey, a fait son chemin jusque dans les Caraïbes.

Une grande partie de Dahomey se passe dans le palais présidentiel de Cotonou, où sont reçus en grande pompe les biens culturels rapatriés. Ce sont parmi les rares images que l’on voit dans le film de l’Afrique, si on exclut une séquence d’errance urbaine nocturne qui peut rappeler Atlantique, et quelques scènes de rue le long du cortège qui accompagne le camion transportant les oeuvres de l’aéroport au palais. Ce bâtiment impressionnant aux vastes jardins, structure administrative à l’architecture typique des années 1950, n’a pas grand-chose à voir avec le royaume du Dahomey dont les oeuvres portent l’histoire et la tradition. Développé sous l’indépendance et plusieurs fois rénové, le palais de la Marina – c’est son nom – se veut à l’image de la modernisation du pays. Exposées ici, les sculptures et statues en métal et en bois plusieurs fois centenaires paraissent aussi anachroniques qu’au Musée du Quai Branly.

Mais pour affirmer son indépendance et son émancipation des puissances coloniales, un pays doit-il se projeter dans son avenir ou explorer son histoire ? Vaste question, que Mati Diop pose en donnant la parole à la jeune génération béninoise le temps d’un débat mouvementé et passionnant dans un grand amphithéâtre de l’université d’Abomey Calavi, et qui offre au film son dernier mouvement. De ceux qui partent en exil sans trouver ce qu’ils cherchent dans Atlantique à ceux qui reviennent dans leur pays sans vraiment le reconnaître avec Dahomey, Mati Diop, à travers une oeuvre aussi politique que poétique, donne une voix à ceux qui n’en n’ont plus. Et comme tous les grands artistes, elle n’offre ni solution, ni réponse définitive, mais pose de passionnantes questions.

DAHOMEY DE MATI DIOP
EN SALLES LE 11 SEPTEMBRE 2024

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