On entre au Musée Guggenheim Bilbao, et c’est tout le corps qui se trouve happé. Les mots débordent des murs, recouvrent le sol, se reflètent dans les hauteurs. Barbara Kruger n’expose pas : elle enveloppe, elle assiège, elle susurre et elle clame tout à la fois. « Another day. Another night. », la grande rétrospective que le musée lui consacre jusqu’en novembre, n’est pas seulement une exposition : c’est une traversée, une immersion sensorielle qui mobilise le corps autant que l’esprit.


Depuis plus de quarante ans, Barbara Kruger fait des mots ses armes. Mots rouges, mots blancs, mots noirs, lancés comme des flèches sur des photographies ou déployés comme des banderoles. Son slogan le plus célèbre, « I shop therefore I am », est entré dans la mémoire collective. À Bilbao, il réapparaît dans une version spectaculaire, transfiguré par l’échelle monumentale et les technologies numériques.
L’exposition, conçue avec l’artiste, rassemble des collages historiques et de monumentales installations immersives. Écrans LED, projections mouvantes, voix multiples et paysages sonores plongent le spectateur dans un flux hypnotique. Le musée devient un immense médium textuel où chaque surface sert à révéler l’impact des mots.
Dans l’atrium, Untitled (Camino), spécialement imaginée en 2025 pour le Musée Guggenheim Bilbao, déroule un texte en espagnol et en basque qui serpente autour de l’espace central. Ce ruban linguistique agit comme un fil conducteur qui relie les salles et souligne la relation entre langage, territoire et mémoire.

Autre temps fort : Untitled (I shop therefore I am), créée en 1987, est ici réinterprétée en une installation LED de plus de 5 mètres de haut. Le slogan cartésien détourné se fragmente et se recompose en variantes incisives : « J’achète donc j’accumule », « J’aime donc j’en ai besoin ». Le visiteur voit se matérialiser les mécanismes du désir et de la consommation, révélés dans toute leur brutalité.
Kruger fissure nos évidences avec une maîtrise redoutable. Dans Untitled (Verdad), le mot « vérité » s’efface lentement, passant du noir profond au gris pâle, comme s’il s’usait sous nos yeux. En parallèle, des voix chuchotées répètent « je t’aime » ou « je suis désolé ». Ce contraste, entre slogans massifs et fragilité intime, déstabilise. On sort de la salle avec l’impression d’avoir touché à quelque chose de précieux et d’insaisissable.
Mais l’artiste sait aussi convoquer l’inquiétude. Dans Untitled (Forever), une phrase de George Orwell s’impose en lettres géantes : « Si vous voulez une image de l’avenir, imaginez une botte écrasant un visage humain… pour l’éternité ». Cette citation, écrite il y a des décennies, résonne avec une urgence glaçante dans le contexte actuel, rappelant combien la vision de Kruger est traversée par la politique, la mémoire et la critique du pouvoir.


L’art de Barbara Kruger n’est pas là pour séduire ni pour apaiser. Il secoue, il interroge, il met en lumière les discours qui façonnent nos vies. Issue du monde du graphisme – elle a travaillé pour des magazines comme Mademoiselle –, elle a conservé le sens de la composition percutante, mais en détourne l’efficacité publicitaire. Son matériau est le langage : slogans, discours politiques, dogmes religieux ou jargon numérique. Elle ne cite pas passivement, elle déconstruit et reconfigure, exposant les contradictions et les failles cachées.
Ses phrases, sentencieuses comme des aphorismes, frappent autant qu’elles séduisent. Elles forcent à ralentir, à s’arrêter, à interroger ce que l’on croit, ce que l’on désire, ce que l’on subit. Grâce à elles, Kruger révèle que les mots ne sont jamais neutres : ils construisent le monde, ils imposent des récits, mais peuvent aussi les fissurer.

Présenter Barbara Kruger au Pays basque, terre de langues et de mémoire, n’est pas anodin. Ici, son art du mot résonne avec une intensité particulière. En incluant le basque et l’espagnol dans Untitled (Camino), l’artiste souligne combien les langues sont à la fois des frontières et des passerelles, des vecteurs d’identité et des lieux de dialogue. Chaque lieu, dit-elle, possède « sa langue maternelle et ses récits propres ».
Dans un monde saturé d’images fugitives et de messages éclair, Barbara Kruger nous force à ralentir. Elle nous oblige à lire, à écouter, à ressentir. Ses œuvres ne se contemplent pas : elles se vivent. « Another day. Another night. » n’offre pas des tableaux à admirer, mais des expériences à traverser. On en ressort bousculé, troublé, mais aussi un peu plus conscient du rôle des mots et des images dans nos existences.


« Another day. Another night. »
Musée Guggenheim Bilbao
Abandoibarra Etorb., 2, Abando, Bilbao (Espagne)
Jusqu’au 9 novembre 2025








